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Dépendance affective : amour et haine

L’amour au sens de la passion est un extrême. Comme tout extrême, il tend vers son opposé comme les deux faces d’un ensemble à l’effet de vases communicants. Si l’amour au sens de l’aimance détermine une relation stable, l’amour passion est vecteur d’instabilité tant les attentes et les frustrations se mélangent avec les moments de pur bonheur. Le bonheur lui-même est définit comme le sentiment ressenti à la fin d’une souffrance, instant de basculement, de pause dans la névrose. Si l’amour passion amène à cela, l’objet devient prioritaire, quitte à se détruire et à s’oublier dans une hyper-dépendance révélatrice. Elle montre une face intérieure, cachée de tous, qui devient une honte dans l’absence de ce qui manque, le manque à être révélé. Avoir un idéal de soi en berne devra ainsi être caché, réparé, rehaussé, et l’autre par ce qu’il apportera saura faire de l’ombre à cette culpabilité.


Mais cet objet compensatoire s’use, et c’est par le propre du fantasme qu’il ne se révèle que compensatoire lorsque le sujet le réalise. L’amour passion s’épuise ou plutôt l’objet dans un rapport à l’autre fantasmatique à la fois satisfaisable et insatiable, qui génèrera forcément un autre besoin, celui de l'éloignement de l'autre.



Un rapport de satisfaction et d’insatisfaction, d’amour et de haine, de fuite et de rapprochement. Cette double relation de contenant-contenu à l’objet est la promesse d’instant de folie, d’espérance, de sacrifice de soi, d’ataraxie passagère, de désespoir, et donc d’incohérence émotionnelle. L’amoureux passionné est prévenu.






1- la naissance de l'amour passion


L'amour, au sens passionnel, n'est pas anti-narcissique. Il est même profondément narcissique. Le mot passion, qui étymologiquement signifie "souffrance" ne serait pas le terme approprié pour désigner le premier lien de l'enfant envers sa mère. Si pour la mère, l'amour envers son nouveau-né est évidemment passion, le bébé du stade oral ne le verra peut-être pas comme cela. Bien que le conflit d'opposition entre la prévalence de l'amour primaire et du narcissisme primaire ne soit pas résolu, et ne le sera surement jamais, la première rupture narcissique rendra en tout cas l'amour objectal dans le sens du narcissisme différé, et sera partie intégrante de la relation avec la mère. L'attente du retour, causée par l'absence, est le premier jet qui construira le modèle relationnel envers son prochain. Si l'amour objectal est peut-être aussi autre chose que du narcissisme, et que le besoin physiologique du sein n'est pas l'unique voie de l'amour vers l'extérieur, cet amour prend toutefois bien peu de place lorsque le besoin libidinal est en danger, en tension. Le principe de la réalité très vite imposé sera accepté au détriment de celui du plaisir, sous la condition de mécanismes relationnels intégrés, dans un but de retourner au sentiment d’un plaisir retrouvé, celui du soulagement de toutes tensions, et donc à l'amour anti-narcissique. J'accepte la réalité en construisant d'autres moyens de retourner au moi idéal : fantasmes, régression, mécanismes de défense, etc.

Dans cette configuration, l'amour est passion, puisqu’il est narcissique, puisque son but est de faire cesser une souffrance dans l'attente de l'autre. Cette configuration nait très rapidement, probablement dès la séparation progressive du sein. Par le jeu, les mimiques de la mère et ses interactions avec son petit, ce dernier comprend ce qu'elle attend de lui. Un code s’installe, les prémisses de l'idéal du moi naissent, étayées par l'arrivée du père, des frères, des sœurs etc. C'est cet idéal du moi qui sera le déterminant de l'amour passion, grâce à son pouvoir d'autosatisfaction. L'amour narcissique, tourné vers soi, introjecté, sera une absolue nécessité afin d'éviter un amour passion dévorant et désespérant.




2- La naissance de la haine


Si l'amour passion prend naissance avec les premières séparations de la mère, il est inévitablement accompagné d'une haine destructrice, cannibalesque envers l'objet, qui revêt une nouvelle apparence, celui du mauvais objet. C'est le clivage. D'un côté la bonne mère, le bon sein, c'est l'amour passion, l’amour dévorant, créé par le mauvais objet, celui du mauvais sein. C'est donc la haine qui construit l'amour passion, les rendant indissociables. Lorsque j'aime avec passion, sacrifiant tout pour l'autre, c'est la haine qui est mon moteur. Cette première relation aimante est une marque indélébile qui façonnera notre regard sur l'autre et la place qu'il prendra. Ainsi, mon inconscient le sait, si ma tendre aimée m'apportera le bonheur, c'est parce qu’elle m'était absente avant, et qu'elle m'en dépossèdera après. Je la haïrai de tout mon cœur ou bien je me haïrai moi, car si je la hais, je la détruis, et si je la détruis, je me détruis. Je choisis donc de me haïr moi. L’ambivalence paraît impossible envers l’objet, ou bien elle s’exprimera sur sa part clivée. Dans la passion j’introjecte, pulsion de mort, le bon objet. Alors que dans la haine je projette, pulsion de vie, sur le mauvais objet - la mère et/ou le sujet -. « Toute souffrance est due à l’empêchement de la pulsion de vie, consciemment vivre c’est aimé, inconsciemment vivre c’est aussi pouvoir projeter du négatif interne » EFPP.

C'est probablement dans la phase dépressive de l'enfant, deuil de l'objet, que le mauvais


sein deviendra petit à petit le mauvais soi mais moins sous une forme du clivage du soi que d'un Moi qui commence à s'élaborer dans sa totalité d'être. Puisque le clivage de l'objet diminue, l'enfant comprend la mère comme un objet entier aux différents aspects, et intègre le père et l'extérieur comme une dimension à la fois moins fragmentée mais plus séparée. Ici s’explique la "position dépressive" selon Mélanie Klein, la réalisation de la séparation.

Cette position induit donc une idée, celle que le problème vient de soi puisque les mauvais objets ont disparu. Ce sont les comportements de l'enfant, ses choix, qui à présent lui permettront d'avoir la mère ou non, de la détruire fantasmatiquement ou pas. C'est un Moi plus responsable qui est intégré, dans une ambivalence de soi reconnue. Par l'absence nait la haine de l'autre, de la haine de l'autre naissent la haine de soi et la culpabilité, et de la culpabilité nait la responsabilité.







3- la relation à l'autre


C'est à partir de cette base que va se définir un mode relationnel à l'autre culpabilisant pour soi et pour l'autre. Car une chose va prévaloir toutes relations : L'anticipation. L'anticipation qu'une relation égale à celle du parent, donc à perte, sans issue, modelée par ses absences, puisse se répéter dans son négatif. Tout cela va se retourner contre le sujet dans un psychique culpabilisant qui peut, avant même de voir le moindre signe, se remettre en question sur sa personne, ses qualités, sa capacité de garder l'autre. En réalité, ce sera l'intensité de la culpabilité ressentie entre l'enfant et le parent qui déterminera la culpabilité ressentie entre l'adulte et l'autre.


C'est ainsi dans l'éloignement de l'autre, réel ou imaginé, que le sujet souffrant est en attente. Il garde pour soi une image culpabilisante cachée, honteuse, mais au fond il veut qu'on le remarque, et être sauvé de cela. L’autre a une lourde responsabilité. Celle de le sauver de ses névroses passées. Cette attente secrète est bien souvent mal comprise, et devient le fruit d'une haine à la hauteur de l'amour. Ainsi l'autre est dans une impasse. L'amour du sujet en attente peut-être étouffant et l'autre, au fond, souhaitera fuir pour souffler. Mais s’il le fait, et il le fera, la haine prendra le pas sur l'amour. C'est l'omerta du couple, les souhaits cachés. On n'ose dire à l'autre ce que l'on souhaite mais cela transparaitra tôt ou tard.



Si le sujet se sent toutefois en sécurité, car aimé par l'autre, le manque objectal est alors assouvi, et passés les premiers instants de passion nouvelle, cela n'empêchera pas bien longtemps le fantasme, par le principe même du fantasme, de générer de nouveaux désirs, et donc de nouveaux manques. Ce sentiment de manque retrouvé est une désillusion, car l'idée qu'un objet puisse combler durablement un manque originel est fausse. La prise de conscience que la mère soit un objet séparé de soi est le choc qui enlève à jamais la possibilité d'un retour à cet idéal. La quête de l'objet n'est alors qu'un pansement, un substitut au moi idéal. Ceci intégré instinctivement, la volonté dérive sur d'autres sentiers. Le premier est celui de la solitude, de la tranquillité, du désir de se retrouver soi. En d'autres termes c'est la manifestation de la pulsion de mort.


Arthur Schopenhauer, philosophe du XIXème siècle, a mis avant ce phénomène d'oscillation dans la manifestation de nos désirs. Pour lui, nous cherchons constamment à fuir la souffrance et l’ennui, deux paradoxes, pour trouver l’équilibre psychique. Le désir est ainsi généré par le manque jusqu’à son accomplissement, et de son accomplissement génère donc le désir de l'éloignement. Parce que j'ai ce que je désire, ce qui me manque, je ne le désire plus puisque je l'ai, donc il ne me manque plus.



" La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui." Arthur Schopenhauer


L'autre dans son absence génère du mouvement. Il y a une manifestation de vie puissante dans la solitude puisqu'elle est un moteur directionnel vers l'autre par le fantasme. La détermination n'est jamais aussi forte lorsqu'elle est causée par le manque.

Une fois l'objet acquis, c'est l'arrêt du mouvement. Je l'ai, il ne me manque plus, je ne le désire plus. L'illusion est brisée, c'est l'ennui. Ainsi, la pulsion de mort s'exprime.

Au même titre, ce schéma pulsionnel est une expression du corps. Le dualisme de ces deux pulsions dans une configuration moniste exige une pulsion de vie pour manger (combler l'estomac), et une pulsion de mort pour stopper la faim (retour à l'état d'avant).

C'est l'apoptose cellulaire, la destruction programmée d'une cellule pour en produire une autre.


Freud nous dit que ce que veut la vie c'est la mort. C'est retourner à l'état d'avant, à l'état du vide. Sur le plan psychique, le vide se manifeste donc par le fantasme de l'éloignement, de l'arrêt. Car si vide il y a, alors tous les fantasmes sont permis. La porte est ouverte à l'imaginaire, l'illusion, le rêve, les possibles. La solitude, l'éloignement de l'autre deviennent un besoin. Mais un besoin nouveau, celui du plaisir même de la distance avec l'autre. Non pas de son absence, mais de sa distance. C'est parce que l'autre est loin que je peux le fantasmer, et j'en ai besoin. Mais le fantasme de l’objet n’est surement pas la seule explication à cette pulsion de mort. L’adulte cherchera certainement la même fuite que l’enfant envers sa mère dévorante, pour retrouver sa substance propre et guérir de l’abandon du soi.




4- De la culpabilité au besoin d'indépendance


Nous avons vu que l'enfant qui se culpabilise est un enfant qui responsabilise ses actes, et nous pouvons dire qu'être responsable c'est aussi garder le pouvoir. Ainsi, c'est solutionner le problème par soi, et non plus dans l'attente. Attendre de soi c'est aller vers l'indépendance, ce qui deviendra plus rassurant, et déterminer son propre dessein, toutefois préprogrammé par les premiers modèles identificatoires. La haine de l'autre devient donc, plus tard, la haine de soi dans l'absence de son propre idéal.



Lorsqu'un individu exprime "je te hais", il exprime "je te hais", même si, à l'origine, lorsqu'il exprimait "je me hais", il exprimait "je te hais".



Ce recul sur soi est la voie royale pour fuir un amour passion d'une mère dévorante. Puisque celui-ci devient sans issue libidinale pour l'enfant, il n'aura plus aucun intérêt à rester là et il bougera, même si cela se fait avec le temps. Pour échapper à son caractère dévorant, l'absence de la mère est bénéfique et son rejet également. C’est ainsi que l’expression de l’ambivalence prendra peut-être un autre sens, celui d’une haine orientée vers l’objet pour un besoin de croissance, de développer son soi propre, sa substance. C’est dans cette solitude qu'une nouvelle relation à soi-même se formera, celle d'un idéal du soi. L'enfant aura besoin d'être seul pour fantasmer, se rassurer, et se plaire.



C'est par le manque que s'insuffle le mouvement de la vie. Il existe une dimension extérieure à explorer, et le monde s'offre aux yeux de l'enfant comme une panacée. Indispensable pour grandir sa conscience. Il faudra donc jongler entre la sécurité maternelle et la solitude, la rencontre avec l'autre et son absence. Sinon l'être n'évolue pas, n'apprend pas, ne s'autonomise pas et devient esclave de l'autre sans connexion à l'extérieur. Cette perte de la réalité se voit chez les psychotiques, la mère ne lâche pas l'enfant, l'empêchant de grandir dans une relation privatisée et fracturée entre amour dévorant et haine destructrice.


Cette duplicité antagoniste restera visible dans le rapport à l'autre à travers le besoin de solitude et celui de s'identifier. Ce sentiment, bien souvent repoussé, d'être enfermé dans un rapport à l'autre trop long, trop isolant, trop présent et collant est probablement le même ressenti vécu par l'enfant souhaitant petit à petit voir autre chose que sa mère, s'ouvrir au monde. Le sujet ressentira l'autre comme étouffant, il le haïra pour ça, et il se fera haïr en retour pour sa non-réciprocité. Alors qu'originellement il l'a aimé avec passion, et qu'il l'aimera de nouveau avec passion.


Cette ouverture semble être un besoin, et de même que l'appel du vide est un danger attirant, celui du monde extérieur l’est également. Pour cela, la rencontre avec l'autre, celui qui vient de l’extérieur, est précieuse. C'est par l'autre que je me définis, et que je me redéfinis. Son regard sur moi et sa présence d'être, sont les raisons qui me rendent unique. Ainsi si l'autre n'existait pas, je ne saurai certainement pas qui je suis. Ma conscience serait animale. Là est l'appel pour me redéfinir, le manque de quelque chose de nouveau.




L'amour passion et la haine agissent en parallèle, à la même intensité l'un de l'autre, dans une relation de cause à effet. La démesure de l'amour est la démesure d'un manque psycho-émotionnel qui ne saurait être comblé par des attentes, des promesses, des fantasmes, de l'irréel. Cette démesure du manque est la voie vers la haine, car l’autre ne saura la combler réellement et alors que tant d'espérance lui a été assignée. Pourtant, le manque est nécessaire dans le sens du vide. Le vide est un besoin, une pulsion, celle de la mort. La pulsion de redescendre à l'état zéro, l'état qui permet les fantasmes, les possibles. Pour sortir de ce jeu entre amour et haine de l'autre, l'enfant y voit la solution de l'autonomisation. Celle de s'investir soi, d'attendre de soi, en fonction des introjections. Par ce biais, travailler sur soi, sur son idéal, devient une façon plus sûre de réduire l'intensité de la fluctuation entre amour et haine de l'autre, entre attentes et étouffement. Car si je m'aime, je mérite d'être aimé, mais je n'en ai plus besoin. Si je me hais, je ne mérite pas d'être aimé mais j'en ai besoin. En comprenant ce schéma, en investissant sur soi avec de la conscience plutôt que sur l'attente de l'autre, je grandis vers l'indépendance de mon être. Se choisir soi c'est choisir un rapport stable avec l'autre, un rapport de confiance et libre dans ses choix. L'amour passion s'atténue, laissant place à l'aimance, la haine s'atténue en même temps que le manque. Nous nous rapprochons de l'anti-narcissisme, de la relation inconditionnelle, loin de l’amour passion et de la haine.