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L'émergence des États Limites

Le trouble d’état limite est une pathologie relativement récente, reconnue sérieuse depuis

la deuxième moitié du 20ème siècle, qui touche 2 à 4 % de la population d’après l’OMS et

l’Association Américaine de Psychiatrie.

La société que nous connaissons aujourd’hui a radicalement changé depuis plus d’un siècle,

il est donc pertinent de s’intéresser à l’impact de ce dernier sur la fréquence d’apparition et

l’intensité des symptômes de l’état limite.


La volonté d’individuation et l’investissement industriel et scientifique, au détriment d’une

culture collective aux repères fixes et sécuritaires, sont les deux grandes évolutions de notre

société d’aujourd’hui. Ce bouleversement a profondément fragilisé nos liens sociaux, ainsi

que notre intérêt pour la collectivité. Nous souhaitons comprendre ici comment un état

limite gère-t-il cette fragilité, et en quoi cette dernière favorise-t-elle ce trouble.

Grâce au travaux d’Adolphe Stern et d’Otto F. Kernberg, respectivement psychanalyste et

psychiatre américain, ainsi que d’autres spécialistes du XXème siècle, une classification des

nombreux symptômes du trouble de la personnalité limite a pu voir le jour dans le « manuel

diagnostique et statistique des troubles mentaux », lors de sa troisième édition (DSM-III).

Nous pourrons ainsi analyser l’impact des changements culturels de notre société moderne

sur ces symptômes reconnus du trouble limite.









L’INDIVIDUATION AU CŒUR DE NOTRE CULTURE OCCIDENTALE MODERNE


Depuis plus d’un siècle, notre société connait des changements de valeurs profonds et

notre mode de vie sociétal s’en est trouvé bouleversé. Nous avons radicalement déplacé nos

croyances ainsi que nos repères, et nos interactions sociales s’orientent aujourd’hui

différemment. Alors que dans les siècles précédents notre croyance était centrée sur la

religion et la communauté, aujourd’hui nous avons investi notre foi dans la science,

l’industrie et la technologie. Cet investissement nous a poussés à évoluer dans une société

compétitrice, où la course au progrès est omniprésente, au travers d’une volonté de

sublimation par l’individuation. Nous voyons une grande valorisation de l’individu

indépendant et autonome, alors qu’aux siècles derniers, il était question du collectif familial

et communautaire avant tout. Le moi personnel était « sacrifié » pour un mouvement au

nom d’une entreprise ou de la terre familiale, pour la patrie ou le culte religieux.

Aujourd’hui, plus que jamais, nous tendons vers l’acquisition de la capacité à ne dépendre de personne, à nous développer de manière autonome, tant sur le plan personnel que

professionnel, matériel que psychique.


"Cette redirection collective vers l’individuation renvoie à la notion du soi prioritaire au détriment des repères fixes et sécuritaires des sociétés traditionnelles."

Constamment tiraillé par ce besoin de sécurité affective, le sujet limite est une personnalité

qui subit l’individualisme au sein d’une communauté fragilisée. La nouvelle nécessité

pressante et orgueilleuse de l’homme moderne à se sublimer individuellement se confond

certainement avec le sacrifice de l’autre, l’égoïsme, le narcissisme et l’isolement. Il en

découle naturellement une forme d’instabilité dans les liens qu’il tisse avec l’autre, ce qui

nourrit et aggrave l’angoisse de base du sujet limite. En effet, les liens sociaux qui d’ordinaire sont forts dans les sociétés traditionnelles se fragilisent et deviennent précaires de nos jours.


Bernard Granger, psychiatre français spécialisé dans le trouble limite, l’exprime dans son

livre « Les borderlines » : La prévalence du TPB semble varier selon les pays. Celui-ci serait

plus fréquent dans les sociétés industrialisées que dans les sociétés traditionnelles. Dans les

sociétés traditionnelles, les liens sociaux sont forts, ce qui renforce le sentiment de sécurité

de base, notamment chez les individus fragiles. En revanche, dans les pays développés qui

prônent l’individualisme, les liens sociaux sont faibles et précaires. Cela fragilise les individus

vulnérables dont les sujets borderlines qui ont besoin d’un certain degré de dépendance

affective...




. La relation à l’autre du sujet limite


Un individu atteint du trouble limite, qui est un sujet hypersensible, ressent naturellement

cette fragilité, ce qui renforce sa crainte de l’abandon, et son instabilité émotionnelle envers

l’autre. Il est particulièrement difficile pour un état limite d’accepter l’abandon, dont il y voit

tous les signes possibles. Il se projette complètement dans l’autre. Mais dans cette idéalisation, il y aura forcément la désillusion du fantasme. L’autre est à présent haï. Ce type d’investissement relationnel représente parfaitement le clivage primaire de l’enfant envers sa

mère. Ce clivage, qui est un des piliers symptomatiques du trouble limite, est favorisé par la surconsommation affective de nos jours, qui facilite l’abandon de l’autre pour un idéal imaginaire et inaccessible, ou pour une volonté de liberté individuelle. La relation affective dans notre nouveau modèle sociétal, basée sur l’idéalisation fantasmée, amène, au même titre que nous jetons un bien matériel dès qu’il est jugé obsolète car usé partiellement ou parce qu’il n’est plus au goût du jour, à un désinvestissement presque aussi rapide d’une relation affective dès la moindre insatisfaction.


Cette évolution des rapports affectifs est un problème puisque le retour thérapeutique des

patients limites montre que lorsque ces derniers font une rencontre positive, et que le

partenaire, bienveillant et tolérant, offre une relation stable, l’angoisse de l’abandon semble

s’atténuer au fil du temps. Le sujet limite méfiant et angoissé se verra donc plus calme et

confiant en parvenant à construire une relation sécuritaire avec un partenaire qui le rassure

par sa présence, ses mots et son implication. Cela semblait donc plus facile pour les sujets

fragiles d’évoluer dans les sociétés de nos aînés, puisqu’elles étaient plus sécuritaires à ce

niveau, avec une transmission des valeurs communautaires et familiales imposées mais plus

sûres. Le mariage, par exemple, était plus stable et investi, culturellement et pour la

pérennité du nom familial.


Le paradoxe est évident aujourd’hui, avec la recherche de l’amour à son paroxysme d’un

côté, idéal illusoire, et le besoin de marginalisation de l’autre, de liberté individuelle. Le sujet

limite est un sujet angoissé qui a moins besoin de cette liberté individuelle que de vivre au

sein d’une communauté unie, aux relations fortes et sécurisantes.




. L’enjeu de nos repères communautaires : l’effet de groupe


Nombre de repères solidement ancrés dans la communauté depuis des siècles, voire des

millénaires, ont été délaissés ou considérablement fragilisés. Si l’on remonte à la Grèce

antique, la pensée philosophique stoïcienne fut l’un des phares principaux dans la quête du

salut. Un courant de pensée profond sur lequel les hommes pouvaient se reposer, se

projeter ou même s'introjecter dès l’enfance. Plus tard, la religion, elle, avait comme

avantage de réunir les hommes autour d’une foi indiscutable, sujet également à la

construction de la structure psychique de l’individu au sein du groupe. De tout temps, les

peuples se sont toujours reposés sur des idéaux sacrés, qui constituaient le grand pilier

d’une croyance communautaire puissante, ne laissant pas la place au doute ni à une liberté

de s’investir individuellement vers une essence différente. C’est au travers des fêtes

païennes, des rites sacrificiels Incas, des cultes Mayas, des messes catholiques, des prières

musulmanes, des pèlerinages juifs, ou des chants Gospel et autres, qu’en tout temps,

l’investissement d’une pensée collective permettait de se réunir autour d’une foi, apportant

une véritable émulation de groupe vers quelque chose de plus grand que soi.


Aujourd’hui, nous sommes bien loin de ces courants de pensée. Nous avons laissé la place à l’ascension de la science depuis Newton, au besoin de progrès technologiques et à la course à l’économie depuis la mondialisation. Les enjeux sont totalement différents puisque tout ce qui pouvait réunir les individus autour d’une foi commune, et divine, s’est échappé vers un investissement beaucoup plus tangible, donc matériel, en solitaire. C’est une désunion de groupe, amenant une marginalisation vers des repères qui paraissent être beaucoup plus précaires de nos jours. Le sujet limite semble donc être en proie à ces nombreux troubles symptomatiques puisque ses besoins sécuritaires et de structuration psychique qu’il pouvait trouver dans la dimension groupale des communautés anciennes, sont remis en cause. L’effet de groupe ressenti dans les cultes anciens avait au moins cet avantage de permettre au sujet limite, qui subit sa crise existentielle, d’y trouver un recours.


"le groupe est un espace qui dépasse l’identité de l’individu pour un projet commun, au détriment de ses besoins égocentrés. Le sujet supporte alors son vide intérieur en s’identifiant à un mouvement commun qui le dépasse."

Nous savons également que la foule est un lieu imaginaire qui désinhibe l’individu et lui

permet l’expression de ses pulsions refoulées. Le groupe est donc à la fois un immense

exutoire et un contenant qui peut être un palliatif identificatoire pour les sujets atteints du

trouble de la personnalité comme les états limites.

Cette personnalité peut donc moins s’appuyer sur les repères que l’on connait aujourd’hui,

qui font défaut dans sa structuration infantile, empêchant une introjection puissante par

manque d’un modèle communautaire fort, voire sacré.





UN CADRE DE VIE PLUS SOUPLE : DÉPRESSION ET IMPULSIVITÉ



Ce besoin d’individuation a mis l’accent sur la liberté individuelle dont nous jouissons

aujourd’hui au quotidien. Que ce soit physiquement ou psychologiquement, dans la relation

à l’autre ou seul, nous avons besoin d’être libres pour nous épanouir.

La mondialisation nous permet désormais de voyager beaucoup plus longtemps et plus

facilement. Vivre à l’étranger et apprendre une langue étrangère, ou décider de s’installer

seul à l’autre bout du pays, se fait couramment depuis près d’un demi-siècle, et est devenu

un gage de débrouillardise et d’autonomie. Mais pour être capable d’une telle aventure,

faut-il encore savoir sortir de sa zone de confort. Un acte bien difficile pour le sujet limite qui

souhaite juste profiter de son milieu favorable habituel, mais au risque de voir ses proches

s’en aller vers un nouvel horizon qui leur semble plus favorable, lui laissant un sentiment

d’abandon répété dans la dramaturgie de sa situation.


Cette facilité à bouger ne se voyait que très peu dans les sociétés traditionnelles, et était

souvent motivée pour des raisons plus exceptionnelles. Les terres appartenant aux familles

étaient identitaires et une nécessité vitale, transmises de génération en génération, laissant

un repère fort pour l’individu. De même que pour l’entreprise familiale, un élément de

grande fierté, surtout pour le père. La direction de vie d’un enfant qui passe au stade de la génitalité était donc toute tracée, la construction du surmoi de l’individu semblait plus dure mais plus simple à suivre : le choix parental et sociétal.


Il est maintenant d’ordre culturel de décider quelle orientation nous souhaitons prendre