L'émergence des États Limites
Le trouble d’état limite est une pathologie relativement récente, reconnue sérieuse depuis
la deuxième moitié du 20ème siècle, qui touche 2 à 4 % de la population d’après l’OMS et
l’Association Américaine de Psychiatrie.
La société que nous connaissons aujourd’hui a radicalement changé depuis plus d’un siècle,
il est donc pertinent de s’intéresser à l’impact de ce dernier sur la fréquence d’apparition et
l’intensité des symptômes de l’état limite.
La volonté d’individuation et l’investissement industriel et scientifique, au détriment d’une
culture collective aux repères fixes et sécuritaires, sont les deux grandes évolutions de notre
société d’aujourd’hui. Ce bouleversement a profondément fragilisé nos liens sociaux, ainsi
que notre intérêt pour la collectivité. Nous souhaitons comprendre ici comment un état
limite gère-t-il cette fragilité, et en quoi cette dernière favorise-t-elle ce trouble.
Grâce au travaux d’Adolphe Stern et d’Otto F. Kernberg, respectivement psychanalyste et
psychiatre américain, ainsi que d’autres spécialistes du XXème siècle, une classification des
nombreux symptômes du trouble de la personnalité limite a pu voir le jour dans le « manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux », lors de sa troisième édition (DSM-III).
Nous pourrons ainsi analyser l’impact des changements culturels de notre société moderne
sur ces symptômes reconnus du trouble limite.

L’INDIVIDUATION AU CŒUR DE NOTRE CULTURE OCCIDENTALE MODERNE
Depuis plus d’un siècle, notre société connait des changements de valeurs profonds et
notre mode de vie sociétal s’en est trouvé bouleversé. Nous avons radicalement déplacé nos
croyances ainsi que nos repères, et nos interactions sociales s’orientent aujourd’hui
différemment. Alors que dans les siècles précédents notre croyance était centrée sur la
religion et la communauté, aujourd’hui nous avons investi notre foi dans la science,
l’industrie et la technologie. Cet investissement nous a poussés à évoluer dans une société
compétitrice, où la course au progrès est omniprésente, au travers d’une volonté de
sublimation par l’individuation. Nous voyons une grande valorisation de l’individu
indépendant et autonome, alors qu’aux siècles derniers, il était question du collectif familial
et communautaire avant tout. Le moi personnel était « sacrifié » pour un mouvement au
nom d’une entreprise ou de la terre familiale, pour la patrie ou le culte religieux.
Aujourd’hui, plus que jamais, nous tendons vers l’acquisition de la capacité à ne dépendre de personne, à nous développer de manière autonome, tant sur le plan personnel que
professionnel, matériel que psychique.
"Cette redirection collective vers l’individuation renvoie à la notion du soi prioritaire au détriment des repères fixes et sécuritaires des sociétés traditionnelles."
Constamment tiraillé par ce besoin de sécurité affective, le sujet limite est une personnalité
qui subit l’individualisme au sein d’une communauté fragilisée. La nouvelle nécessité
pressante et orgueilleuse de l’homme moderne à se sublimer individuellement se confond
certainement avec le sacrifice de l’autre, l’égoïsme, le narcissisme et l’isolement. Il en
découle naturellement une forme d’instabilité dans les liens qu’il tisse avec l’autre, ce qui
nourrit et aggrave l’angoisse de base du sujet limite. En effet, les liens sociaux qui d’ordinaire sont forts dans les sociétés traditionnelles se fragilisent et deviennent précaires de nos jours.
Bernard Granger, psychiatre français spécialisé dans le trouble limite, l’exprime dans son
livre « Les borderlines » : La prévalence du TPB semble varier selon les pays. Celui-ci serait
plus fréquent dans les sociétés industrialisées que dans les sociétés traditionnelles. Dans les
sociétés traditionnelles, les liens sociaux sont forts, ce qui renforce le sentiment de sécurité
de base, notamment chez les individus fragiles. En revanche, dans les pays développés qui
prônent l’individualisme, les liens sociaux sont faibles et précaires. Cela fragilise les individus
vulnérables dont les sujets borderlines qui ont besoin d’un certain degré de dépendance
affective...
. La relation à l’autre du sujet limite
Un individu atteint du trouble limite, qui est un sujet hypersensible, ressent naturellement
cette fragilité, ce qui renforce sa crainte de l’abandon, et son instabilité émotionnelle envers
l’autre. Il est particulièrement difficile pour un état limite d’accepter l’abandon, dont il y voit
tous les signes possibles. Il se projette complètement dans l’autre. Mais dans cette idéalisation, il y aura forcément la désillusion du fantasme. L’autre est à présent haï. Ce type d’investissement relationnel représente parfaitement le clivage primaire de l’enfant envers sa

mère. Ce clivage, qui est un des piliers symptomatiques du trouble limite, est favorisé par la surconsommation affective de nos jours, qui facilite l’abandon de l’autre pour un idéal imaginaire et inaccessible, ou pour une volonté de liberté individuelle. La relation affective dans notre nouveau modèle sociétal, basée sur l’idéalisation fantasmée, amène, au même titre que nous jetons un bien matériel dès qu’il est jugé obsolète car usé partiellement ou parce qu’il n’est plus au goût du jour, à un désinvestissement presque aussi rapide d’une relation affective dès la moindre insatisfaction.
Cette évolution des rapports affectifs est un problème puisque le retour thérapeutique des
patients limites montre que lorsque ces derniers font une rencontre positive, et que le
partenaire, bienveillant et tolérant, offre une relation stable, l’angoisse de l’abandon semble
s’atténuer au fil du temps. Le sujet limite méfiant et angoissé se verra donc plus calme et
confiant en parvenant à construire une relation sécuritaire avec un partenaire qui le rassure
par sa présence, ses mots et son implication. Cela semblait donc plus facile pour les sujets
fragiles d’évoluer dans les sociétés de nos aînés, puisqu’elles étaient plus sécuritaires à ce
niveau, avec une transmission des valeurs communautaires et familiales imposées mais plus
sûres. Le mariage, par exemple, était plus stable et investi, culturellement et pour la
pérennité du nom familial.
Le paradoxe est évident aujourd’hui, avec la recherche de l’amour à son paroxysme d’un
côté, idéal illusoire, et le besoin de marginalisation de l’autre, de liberté individuelle. Le sujet
limite est un sujet angoissé qui a moins besoin de cette liberté individuelle que de vivre au
sein d’une communauté unie, aux relations fortes et sécurisantes.
. L’enjeu de nos repères communautaires : l’effet de groupe
Nombre de repères solidement ancrés dans la communauté depuis des siècles, voire des
millénaires, ont été délaissés ou considérablement fragilisés. Si l’on remonte à la Grèce
antique, la pensée philosophique stoïcienne fut l’un des phares principaux dans la quête du
salut. Un courant de pensée profond sur lequel les hommes pouvaient se reposer, se
projeter ou même s'introjecter dès l’enfance. Plus tard, la religion, elle, avait comme
avantage de réunir les hommes autour d’une foi indiscutable, sujet également à la
construction de la structure psychique de l’individu au sein du groupe. De tout temps, les
peuples se sont toujours reposés sur des idéaux sacrés, qui constituaient le grand pilier
d’une croyance communautaire puissante, ne laissant pas la place au doute ni à une liberté
de s’investir individuellement vers une essence différente. C’est au travers des fêtes
païennes, des rites sacrificiels Incas, des cultes Mayas, des messes catholiques, des prières
musulmanes, des pèlerinages juifs, ou des chants Gospel et autres, qu’en tout temps,
l’investissement d’une pensée collective permettait de se réunir autour d’une foi, apportant
une véritable émulation de groupe vers quelque chose de plus grand que soi.
Aujourd’hui, nous sommes bien loin de ces courants de pensée. Nous avons laissé la place à l’ascension de la science depuis Newton, au besoin de progrès technologiques et à la course à l’économie depuis la mondialisation. Les enjeux sont totalement différents puisque tout ce qui pouvait réunir les individus autour d’une foi commune, et divine, s’est échappé vers un investissement beaucoup plus tangible, donc matériel, en solitaire. C’est une désunion de groupe, amenant une marginalisation vers des repères qui paraissent être beaucoup plus précaires de nos jours. Le sujet limite semble donc être en proie à ces nombreux troubles symptomatiques puisque ses besoins sécuritaires et de structuration psychique qu’il pouvait trouver dans la dimension groupale des communautés anciennes, sont remis en cause. L’effet de groupe ressenti dans les cultes anciens avait au moins cet avantage de permettre au sujet limite, qui subit sa crise existentielle, d’y trouver un recours.
"le groupe est un espace qui dépasse l’identité de l’individu pour un projet commun, au détriment de ses besoins égocentrés. Le sujet supporte alors son vide intérieur en s’identifiant à un mouvement commun qui le dépasse."
Nous savons également que la foule est un lieu imaginaire qui désinhibe l’individu et lui
permet l’expression de ses pulsions refoulées. Le groupe est donc à la fois un immense
exutoire et un contenant qui peut être un palliatif identificatoire pour les sujets atteints du
trouble de la personnalité comme les états limites.
Cette personnalité peut donc moins s’appuyer sur les repères que l’on connait aujourd’hui,
qui font défaut dans sa structuration infantile, empêchant une introjection puissante par
manque d’un modèle communautaire fort, voire sacré.
UN CADRE DE VIE PLUS SOUPLE : DÉPRESSION ET IMPULSIVITÉ
Ce besoin d’individuation a mis l’accent sur la liberté individuelle dont nous jouissons
aujourd’hui au quotidien. Que ce soit physiquement ou psychologiquement, dans la relation
à l’autre ou seul, nous avons besoin d’être libres pour nous épanouir.
La mondialisation nous permet désormais de voyager beaucoup plus longtemps et plus
facilement. Vivre à l’étranger et apprendre une langue étrangère, ou décider de s’installer
seul à l’autre bout du pays, se fait couramment depuis près d’un demi-siècle, et est devenu
un gage de débrouillardise et d’autonomie. Mais pour être capable d’une telle aventure,
faut-il encore savoir sortir de sa zone de confort. Un acte bien difficile pour le sujet limite qui
souhaite juste profiter de son milieu favorable habituel, mais au risque de voir ses proches
s’en aller vers un nouvel horizon qui leur semble plus favorable, lui laissant un sentiment
d’abandon répété dans la dramaturgie de sa situation.
Cette facilité à bouger ne se voyait que très peu dans les sociétés traditionnelles, et était
souvent motivée pour des raisons plus exceptionnelles. Les terres appartenant aux familles
étaient identitaires et une nécessité vitale, transmises de génération en génération, laissant
un repère fort pour l’individu. De même que pour l’entreprise familiale, un élément de
grande fierté, surtout pour le père. La direction de vie d’un enfant qui passe au stade de la génitalité était donc toute tracée, la construction du surmoi de l’individu semblait plus dure mais plus simple à suivre : le choix parental et sociétal.
Il est maintenant d’ordre culturel de décider quelle orientation nous souhaitons prendre
dans notre vie, et d’être soutenus par la famille, quelque soit la décision prise. Ce cadre de
vie assoupli nous défausse au moins de l’obligation de suivre la voie familiale ou professionnelle imposée, qui ne nous correspond pas toujours.
. La dépression du sujet limite
Dans sa dépression, le sujet limite subit la plus grande liberté individuelle de notre époque.
Notre cadre de vie s’est considérablement élargi et nous profitons d’un choix de vie qui n’a
jamais été aussi grand. Mais ce déplacement éducatif et culturel a également laissé dans
cette grande liberté un gouffre d’incertitude. Les hommes n’ont jamais été aussi libres, en
proie aux questionnements, à la notion de remise en cause, à la recherche d’un but
existentiel, conduisant parfois à une forme de dépression pour les plus fragiles, dont les

individus limites font partie. Nous avons brièvement vu dans le chapitre précédent, que la quête de l’existence par le
matérialisme a largement pris le pas sur celle du salut de l’âme par les concepts plus spirituels d’antan. Comme le disait Jean-Paul Sartre, dans son œuvre « l’existence est un humanisme », l’existence précède l’essence. Il pensait que l’essence se construisait après naissance, dans les actions et l’orientation personnelle de l’individu. Il semble que nous ayons déplacé notre intérêt de vie, et mis un point d’honneur à l’existence sans chercher l’essence, c’est-à-dire à comprendre la place que nous avons dans notre communauté ou dans ce monde.
Il est difficile pour les individus naturellement fragiles, comme ceux souffrant de troubles de
la personnalité limite, de trouver leur place dans une liberté individuelle qui peut parfois
faire office de noyade dans un océan beaucoup trop grand. Dans sa dépression, le sujet
limite est bien souvent torturé par des questions existentielles avec des sentiments de vide
ou bien de non-sens existentiels. Ce vide contribue à une impression d’être à part, encore
plus seul et incompris. Il semblerait que, d’une part, la facilité d’une vie toute tracée, et
d’autre part, l’engagement dans un mouvement collectif qui dépasse l’individu (religion et
autres) offraient une tranquillité d’esprit pour le sujet limite, au moins au niveau de sa raison
d’être, et diminuait certainement l’intensité de sa dépression.
. L’impulsivité du sujet limite
Les réactions impulsives de colère pour le sujet limite, manifestées par des crises aiguës,
sont la conséquence d’une frustration liée à un besoin affectif. Le sujet limite se rapproche
du trouble psychotique par son refus d’accepter l’insatisfaction du principe de plaisir, ce qui
déclenche un comportement social parfois inapproprié. Le ça prend une place importante au détriment du moi faible. Le sujet limite a beaucoup de mal à canaliser cette pulsion
colérique, qui est soit exprimée soit inhibée, mais souvent dans l’excès. La tendance à
exprimer une insatisfaction par une colère violente est très problématique et empêche le
sujet limite de construire des relations stables et saines avec ses proches.

Mais le problème de l’inacceptation du sujet limite à ne pas satisfaire son principe de plaisir n’est-il pas analogue au cadre de vie d’aujourd’hui, qui s’est considérablement assoupli ? Nous avons une liberté de faire, de penser et d’exprimer nos émotions, qui n’a sans doute jamais été aussi importante. Cette maxime ne pousse-t-elle pas le besoin de satisfaction du principe du plaisir ? Surtout dans une société où la satisfaction quasi-immédiate prime sur la patience et l’acceptation de soi ? Un sujet limite se permettra alors, avec beaucoup plus d’aisance, d’expulser sa colère envers l’autre, puisque dans notre construction surmoïque il est devenu acceptable de l’exprimer, au même titre que les autres troubles émotionnels.
LA COURSE AU PROGRÈS, GENERATRICE D’ANGOISSE POUR LE SUJET LIMITE
La course au progrès économique que nous connaissons aujourd’hui est exigeante et
génère une attente surmoïque importante pour chaque individu. La société valorise une
réussite économique individuelle et quasi-immédiate qui favorise une angoisse au quotidien,
et semble être très difficile à gérer pour un individu sujet aux troubles de la personnalité
limite, et ce à plusieurs niveaux de la psyché.
Tout d’abord, le sujet limite est un patient naturellement angoissé, ceci étant dû en partie à
une structuration de la personnalité défaillante durant l’enfance. Cette angoisse est très
envahissante pour des raisons multiples qui semblent être injustifiées et d’apparences
anodines. On peut donc aisément comprendre que la pression engendrée par notre société
pressante aux exigences immédiates appuie considérablement l’angoisse symptomatique
d’un état limite, générée par une fragilité naturelle d’origine infantile, et certainement
génétique, de son moi.
Dans la société traditionnelle occidentale, où la vie était beaucoup plus lente et plus simple,
le temps favorisait un état d’esprit plus calme, même pour les sujets limites. Nous pouvons
supposer que l’éducation traditionnelle, plus stricte, et les instances parentales, ou plutôt
celles fantasmées des parents idéalisés par l’enfant, développaient chez l’enfant un surmoi à
la fois plus directif sur les valeurs communautaires et moins exigeant au niveau de la réussite
personnelle.
"La société valorise une réussite économique individuelle et quasi-immédiate qui favorise l'angoisse pour un individu sujet aux troubles de la personnalité limite."
Le sujet limite est également un patient qui se dévalorise. Il possède une image de lui
néfaste qui se traduit par un besoin de se sentir soutenu et épaulé par son entourage.
Marsha Linehan, psychologue américaine et créatrice de la thérapie comportementale
dialectique pour le trouble limite, décrit la pathologie limite par trois dilemmes dialectiques
principaux qui caractérisent le sujet : la vulnérabilité émotionnelle et l’auto-invalidation, les
crises aiguës et l’inhibition des émotions douloureuses, la passivité active et la compétence
apparente. Cette dernière relève d’un dilemme cognitif, qui rend compte au sujet limite de
sa croyance d’être incapable lorsqu’il est dans un milieu peu favorisé, et d’être « capable
de » dans un milieu aimé et soutenu. Cette grande dépendance vis-à-vis de l’autre est
parfois source de honte, de culpabilité et de colère dans une société qui valorise
l’indépendance.
Marsha Linehan estime que le sujet borderline vit dans une société qui n’est
pas faite pour lui dans la mesure où la société occidentale valorise les individus indépendants et fortement autonomes, et rejette comme anormaux ceux qui ont besoin de liens étroits, voire d’un certain degré de fusion, avec les autres et l’ensemble de la société.
Cette dévalorisation crée, chez le patient limite, une forme d’angoisse en ce sens où il ne
trouve pas le milieu favorable sécuritaire dont il dépend dans le monde du travail, qui est
bien souvent dur et déshumanisé au profit de l’économie.
La réussite sociale est donc difficile pour lui à obtenir car il ne sait s’investir sur le long terme dans un emploi ou un projet professionnel, qui d’apparence semble lui plaire mais qui finit par une rupture soudaine, par l’absentéisme ou l’abandon. Peut-être est-ce dû à un clivage du sujet limite entre le « bon emploi », qui apporte l’estime, et le « mauvais emploi », qui abandonne et dénigre, à l’image du type d’investissement relationnel qu’il entretient.

Rappelons que le moindre signe, aussi anodin soit-il, de critique, constructive ou non, peut créer chez le sujet limite un trouble émotionnel profond. Le psychiatre américain Aaron Beck le disait ainsi : Le borderline se sent la plupart du temps comme un enfant vulnérable dans un monde hostile.
L’ENVIRONNEMENT INFANTILE
Quelle place les parents de la petite enfance occupent-ils dans la construction d’une
pathologie limite ? Si l’on se réfère aux travaux de Jeffrey Yung, psychologue américain
reconnu pour avoir développé la schémathérapie, le trouble de la personnalité limite
résulterait de l’interaction de trois facteurs : l’héritage génétique, les expériences infantiles,
et la relation établie entre l’enfant et ses parents. Un environnement familial insécure,
rejetant, dévalorisant ou assujettissant serait le premier déclencheur d’une
psychopathologie limite sur un enfant au terrain génétique fragilisé. Marsha Linehane pense
que la difficulté du sujet limite à gérer ses émotions viendrait, entre autre, d’une invalidation
des parents à reconnaitre la grande vulnérabilité émotionnelle de l’enfant. Puisqu’un
événement pouvant paraitre « mineur » déclenche des réactions émotionnelles « majeurs »
chez l’enfant fragile, les parents ne sont pas toujours compréhensifs envers ce dernier. Si
l’on part de ce constat, en analysant la symptomatologie du patient, il est alors intéressant
de comparer l’environnement familial d’aujourd’hui à ceux de nos anciennes cultures, pour
déterminer s’il y a là un facteur moderne supplémentaire à cette pathologie.
Les deux grands changements éducatifs qui favorisent une personnalité limite semblent
venir de l’attente parentale et scolaire envers l’enfant, et d’un environnement familial plus
aimant mais fragilisé.
. L’attente parentale et scolaire
Nous avons déjà vu que le cadre imposé aux enfants par les sociétés traditionnelles a
développé une structure surmoïque différente de la nôtre, ce siècle dernier. Aujourd’hui,
nous attendons de nos enfants qu’ils suivent leur propre voie, et qu’ils s’épanouissent dans
celle-ci. Cela a permis certes un épanouissement dans la liberté d’être des individus dits
« normaux », mais une perte de repères qui forgeaient un développement de la personnalité
fort, donc un moi fort, chez les plus fragiles.
L’école d’aujourd’hui, dans laquelle l’enfant se construit socialement, participe aussi à ces
difficultés rencontrées par les enfants fragiles, puisqu’elle évalue ces derniers sur les
résultats, dans un système de compétition. Ce système fut, pour Albert Jacquard, généticien
et essayiste humaniste, l’un des piliers de la course au progrès du XXème et XXIème siècle, et aussi laissa une empreinte éducative déshumanisée : La morale collective actuelle nous fait croire que l’important c’est de l’emporter sur les autres, de lutter, de gagner. Nous sommes dans une société de compétition. Mais un gagnant est un fabricant de perdants. Il faut rebâtir une société humaine où la compétition sera éliminée. Je n’ai pas à être plus fort que l’autre. Je dois être plus fort que moi grâce à l’autre.
"Une possibilité d'épanouissement plus grande dans la liberté d'être peut être à double tranchant pour un individu "fragile"."
. Un environnement familial plus aimant mais fragile
L’enfant d’aujourd’hui est aimé, et il le sait. Par des gestes affectifs et des mots d’amour au
quotidien, le parent va favoriser une construction saine de la personnalité psychique de
l’enfant. Ce dernier va ainsi développer une image de lui positive, et les blessures
narcissiques durant les différents stades de son développement seront acceptées sans
fixation profonde, induisant l’apparition d’une psychopathologie comme l’état limite.
Lorsque l’on compare la sévérité, bien souvent dévalorisante, et l’inhibition émotionnelle
des environnements familiaux d’antan à ceux du XXIème siècle, nous pouvons considérer

que ce facteur avait toute son importance à l’époque dans la construction d’un état limite. Néanmoins, le problème est qu’aujourd’hui ce cadre aimant est beaucoup plus précaire que le cadre familial de l’époque. Le mouvement d’individuation a contribué à des déchirures au sein des familles : des parents qui divorcent, des frères et soeurs qui coupent contacts, etc.
L’enfant qui vit au milieu de cette rupture va subir l’absence, l’abandon et l’angoisse. Une fixation profonde pour un individu naturellement fragile, pouvant faciliter le développement
d’une personnalité limite.
Bien que de nos jours, les interactions des parents envers l’enfant soient plus positives, avec une prise en compte des besoins individuels de celui-ci, la fragilité du cadre familial est un danger qui guette son développement. Ce sont deux époques à la culture éducative étrangère, qui apportent différents besoins infantiles, mais chacun nécessaire à la construction de l’enfant.
Nous pouvons également nous questionner sur un point : en fonction des différents types de fragilité génétique que l’on peut trouver chez un enfant potentiellement limite, ce dernier
aurait-il besoin d’un cadre familial rigide mais sûr des anciennes sociétés, ou plutôt d’un
cadre familial aimant et compréhensif mais fragile de nos sociétés modernes ? Sachant
qu’au niveau métapsychologique, il y aurait une divergence dans la construction de ses
besoins affectifs par rapport à celle d’un autre enfant potentiellement limite, mais à la
fragilité génétique différente. Cette réflexion mérite un approfondissement pour comprendre l’influence des différentes dimensions génétiques sur les différents types
d’environnement familial, et ainsi, faire de la prévention individualisée sur le besoin infantile
d’un enfant fragile, et donc au potentiel limite.
L’orientation de la société vers la quête d’individuation me semble être le changement le plus important qui impacte l’apparition de la pathologie limite. Le sujet limite, qui a besoin de sécurité affective, ne trouve pas son intérêt à l’individuation, qui sépare et non rassemble, dans une société qui pourtant n’a jamais été aussi « connectée ». L’abandon de la foi collective, et donc du groupe, pour s’investir dans une réussite matérialiste individuelle a clairement fragilisé nos liens sociaux qui apportaient la sécurité, et une structuration forte chez l’individu fragile, et donc potentiellement limite. Cette orientation nous a toutefois offert une liberté de faire, de penser et de s’exprimer qui est devenue une normalité, et même une valeur éducative, mais qui appuie le vide existentiel du sujet limite, dépourvu du cadre dont il a besoin. Un cadre qui manque parfois dans l’environnement infantile aujourd’hui, puisque la famille est fragilisée et n’offre plus de repère identitaire fort nécessaire à la construction de la personnalité de l’enfant fragile.
Ce travail est un essai rudimentaire. Plusieurs points qui ont leur importance n’ont pas été
rédigés, comme par exemple l’impact de la technologie, et notamment des écrans, qui parait nous séparer les uns des autres et pourrait donc être un amplificateur de la
symptomatologie limite. L’individuation de nos sociétés modernes semble donc être un
vecteur important de l’apparition de la personnalité limite. Mais c’est une pathologie
reconnue relativement récemment, puisqu’elle chevauche l’état névrotique et l’état
psychotique, elle fut donc difficile à qualifier jusque dans la deuxième moitié du XXème
siècle. Je n’ai donc pas pu trouver de statistiques fiables sur l’évolution de cette
psychopathologie dans le temps. A l’avenir, il sera intéressant de garder un œil sur les
statistiques de cette dernière en fonction de l’évolution sociétale qui semble encore être au
bord d’un changement majeur. La prise de conscience humaniste que nous vivons
intensément depuis le XXIème siècle semble petit à petit nous réunir de nouveau vers
quelque chose qui dépasse l’individu, au même titre que la foi communautaire de nos
sociétés anciennes. Le sujet fragilisé qui évolue dans cette restructuration communautaire y
trouvera peut-être sa place...
